Départ

Chers amis, nous voici tous réunis ici

Pour retracer le fil d’un coruscant esprit.

Néanmoins, je renonce à vous gaver de dates,

Ma mémoire vacille et devient disparate.

J’offre bien sûr ce vide à nos chers historiens

Qui ne manqueront pas de sublimer mes riens.

J’ai toujours préféré me contenter de l’homme,

Lui seul vaut le détour quand on narre sa somme.

Avant, permettez-moi de vous faire un aveu :

Je suis piètre orateur, surtout pour tel enjeu,

Donc je laisse les mots. Je rabats ma fortune

Sur de modestes vers : ils seront ma tribune.

 

Mon cher Albert, ton voeu d’exiger un discours

Emanant de mon for a troublé mon séjour

Qui aime à se nourrir de quiétudes sereines

Et ta vive demande a coupé mon haleine.

Surpris au débotté, je n’ai pu t’échapper,

Ainsi il te faudra un peu me supporter.

 

Quand j’étais étudiant, et bien que tout s’embrume

J’ai eu l’immense honneur, si un mot te résume,

De rencontrer un maître, au sens d’initiateur.

Depuis il y en eut deux, j’ai pris de la hauteur.

Malgré ton air distant, derrière tes lunettes,

Ton regard est d’airain et prompt à la gâchette.

Il est grand scrutateur des plus petits détails.

Bien qu’épris de silence, il n’hésite en travail

A piquer du tison qui tourne à la paresse

Ou qui à un voisin lui donne sa confesse.

Tu as été un maître et tu le resteras,

Car jamais tu n’as eu la moindre vendetta.

A l’égard d’un élève ou, qui plus est, d’un cancre

Tu as le même esprit et le même sang d’encre :

L’élévation d’un être à ce qu’il y a de beau,

Aucun esprit étale a quitté ton préau.

Dans tes cours tu livrais toute la quintessence

D’une simple matière, encourageant l’aisance,

A balayer l’ivraie au profit du bon grain

Car lui seul restera ainsi qu’un doux refrain.

Ta présence discrète a laissé une empreinte

Aussi indélébile et aussi hors d’atteinte

Que l’éclat du soleil siégeant au firmament.

D’un maître la présence est celle d’un amant :

Modeste et essentielle, elle est une évidence

Douloureuse et enviée au moment de l’absence.

 

Après le maître, l’homme, après l’homme l’ami,

Car tel tu m’apparais, ravisseur de souci.

Avec toi, tout est simple et surtout sans ambages.

Longtemps je me disais : « Pourquoi est-il si sage ?

A quoi cela tient-il d’opérer finement,

D’avoir réponse à tout et d’être aussi patient ? »

J’ai trouvé deux raisons, voyons si je suis juste.

Tu as donné ta vie à une chose auguste.

Le grec, pourtant si simple, a un air compliqué.

Il n’est apprivoisé que par l’homme appliqué

Qui soumet les détails à une étreinte rude

Pour sécréter un jus à l’élégance prude.

Mais encore le grec a comme noble but

De donner sa splendeur à un matériau brut,

C’est ainsi qu’il en va de l’ami véritable,

Tel que ceux de l’Attique ont livré dans leurs fables.

Epuré des attraits qui ternissent nos jours,

On sait le reconnaître, il n’a aucun atour

Hormis la clairvoyance, en remettant sa veste,

De céder au silence un intérêt céleste.

L’ami pèse les mots sur sa balance d’or,

Ainsi il est précieux à qui vit son transport.

Tu as vécu le grec et tu le vis encore,

Lui vit à travers toi de nouvelles aurores

Car tu l’as distillé avec tant de passion

Qu’il a nourri les gens et deux générations.

Et tu tires de lui tes brillantes répliques,

Athénienne ou spartiate, il est tant de lexiques.

 

Il me reste à donner la seconde raison

En tournant mon regard vers le cours des saisons.

Les anciens des anciens étaient tenus pour sages.

Je suis trop jeune encore, or je crois en l’adage

Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait.

Au fil des ans tu as, comme un champ cultivé,

Acquis tous les ferments qui tissent la sagesse.

Et même les sillons creusés par la vieillesse,

Ou les pleurs incessants des gnous vibrionnants

N’ont descellé ton flegme aux abords rayonnants.

Tu exsudes conseils et bienheureux préceptes.

Du rempart de tes dents aucun propos inepte

N’a jamais triomphé. Abyssal est ton puits

Face à la connaissance et dénué d’ennui.

Quand on vit ta présence, on vit de découvertes

Tu as ce petit sel qui souvent déconcerte

Et donne la justesse à un propos banal.

On se plaît à guetter ton verbe original

Car tôt ou tard viendra le mot qui nous fait rire

Et, sois en sûr, parfois, nous touchons au délire.

 

A présent je taris, je n’aime pérorer.

Il me reste à souhaiter – cela sans ignorer

Qu’on n’ordonne au destin – un zéphyr favorable

Pour mener ton esquif aux bornes insondables,

Là où tu glisses, seul, en visant l’essentiel :

Vivre l’instant présent, loin du superficiel.

 

Tu peux partir serein, il restera ta trace

Car tu as tout donné pour que rien ne l’efface.

Aujourd’hui tu t’en vas, le devoir accompli,

Si je perds un collègue, il me reste l’ami.